Plusieurs prophéties parlent d’une grande bataille qui se déroulera à Saint-Fons (anciennement Saint-Fond) au sud de Lyon :
« Croirait-on que Lyon, dont les édifices gigantesques versent dans des rues tortueuses l'ombre et l'humidité, que cette ville toute la semaine penchée, inquiète et sérieuse, sur ses tissus de soie et ses livres de comptes, peut, en quittant des ateliers étroits et des magasins sombres, promener ses loisirs de fête dans la plus belle des campagnes qui entourent les cités de la France ?
Des routes, que couvre une population joyeuse, le regard du voyageur s'enchante en s'égarant sur ces lieux où la nature a prodigué tout ce que les couleurs ont de plus brillant, les formes de plus délicat et de plus suave, et qui réalise pour lui une idéale description de poésie. Il compare cette végétation éblouissante, ce ciel riche en lumière, cet air chaud doublant la vie, dans l'imagination et les veines de l'homme, avec la verdure pâle, l'azur terni, le soleil attiédi des environs de Paris ; pour lui commencent les splendeurs de la nature du Midi.
Tel est le gracieux aspect présenté par les environs de Lyon en y arrivant par toutes les routes de son département ; mais tel n'est point, celui qui vous attend par celle de Marseille : à la descente de la plaine de Sain-Fond vous vous arrêtez bien pour voir la ville, appuyée sur ses deux collines, étaler majestueusement ; le long du Rhône, ses maisons monumentales ; mais vous êtes étonnés de la nudité de: l'espace qui reste à franchir ayant d'entrer dans le faubourg-ville de la Guillotière.
L'art n'ayant tenté aucune alliance avec la plaine de Saint-Fond, elle paraît stérile, triste, et comme frappée par la prophétie qui annonce qu'elle sera le théâtre d'une bataille à laquelle seront attachées les destinées du monde. On ignore jusqu'où remonte l'origine de cette prophétie ; peut-être est-ce l'une de ces idées mystérieuses, de ces croyances populaires dont le fait instinctif se produit spontanément dans les esprits d'une génération, sans que cependant ils se doutent d'en être les premiers dépositaires. Cette menace du passé s'accomplira-t-elle ? On peut le croire si l'on pense avec les trois premiers écrivains de leurs siècles, Cicéron, Machiavel et Joseph de Maistre, que tout grand événement a été prédit.
Quelle que soit à ce sujet l'opinion de ceux qui liront ces lignes, je vais leur apprendre ce que me dit sur cette prédiction un jeune Lyonnais récemment enlevé à la vie. La pensée possédait pour lui des mystères, et la matière des couleurs, des sons et des parfums inconnus aux intelligences et aux sens vulgaires. La nature lui avait départi les éminentes qualités du grand poète, mais avec exagération et excès. Le feu de l'imagination qui, comme l'azote meurtrier, dévore, en quelques instants une longue vie, a consumé la sienne dans sa fleur. La raison ne put tirer aucune création régulière de ce ténébreux esprit agité comme un chaos dans lequel la mort ne permit pas au temps de faire luire les lumières de l'harmonie.
À la fin de l'un des beaux jours de l'automne de 1857, qui fut presque la veille de celui où la maladie l'a frappé, et où les images funèbres du délire semblaient, déjà s'agiter sous ses yeux, nous avions prolongé notre promenade jusqu'au milieu de la plaine de Sain-Fond, lorsqu'il s'arrêta et me dit avec quelque solennité dans la voix : « C'est dans ce lieu que se réalisera la prophétie dont le poids est sur lui comme une malédiction. Les temps en sont proches, et je ne les verrai pas (il avait le pressentiment de sa fin prochaine) ; mais, quoique n'étant plus de ce monde, je ne resterai point étranger au plus important des événements des siècles modernes ; son influence sera peut-être assez puissante pour briser la pierre des tombés et en soulever les morts, et si son accomplissement terrible n'est pas la dernière lutte intestine de l'humanité, si l'histoire se continue, la renommée réunie des plaines de Pharsale, de Tolbiac et de Waterloo pâlira devant celle de Sain-Fond ».
Comme l'étonnement et le doute se peignaient sur mon visage, il entra dans un de ces accès d'exaltation qui lui étaient si fréquents et qui lui furent si funestes, et il poursuivit ainsi :
« J'allais, la nuit, porter, pour la dixième fois peut-être, ma foi à l'autel de Saint-Maurice de Vienne, et mon admiration d'artiste aux merveilles de sa façade ; en traversants cette plaine, j'avais médité sur sa prophétie, lorsqu'au village ; de la Bégade j'entrai dans l'un de ces sommeils profonds où l'âme, libre de l'excitation des sens, acquiert l'énergie et la plénitude d'action dont elle jouira lorsque la mort l'aura arrachée aux liens de la matière. Dans un songe (je me sers de cette expression pour ménager l'infirmité de vos idées, je devrais dire dans une vision) je fus témoin de l'exécution de ce drame.
Un météore sinistre jetait, au milieu de la nuit, ses clartés sanglantes sur la plaine de Sain-Fond, où deux armées innombrables se trouvaient en présence. Lyon, premier prix du combat qu'elles allaient se livrer, couvert d'ombres et de silence, était immobile au sein de sa stupeur. Son ange, portant les marques de trois grandes blessures, avait voilé sa tête de ses ailes défaillantes. Des flancs informes et noirs d'un nuage immense des fantômes se penchaient sur les armées en murmurant à leurs oreilles des paroles de colère.
L'une des armées n'avait pas de chef, le commandement et l'obéissance étant dans tous. Un soldat qui osa ouvrir un avis fut à l'instant mis à mort, car le premier sang qu'elle versa fut le sien. »
Un roi commandait l'autre armée ; une couronne d'or ceignait son front auguste, et un glaive étincelait dans sa main.
Son jeune fils était à ses côtés. Du souverain aux soldats, et des soldats au souverain, le pouvoir descendait et l'obéissance montait comme des fleuves réguliers et paisibles.
Les étendards de l'une portaient ce mot : Société ; ceux de l'autre : Individualisme. »
Le roi parla ainsi à ses soldats : "Les deux grands principes qui divisent ; les hommes sont en présence. Ce n'est qu'après avoir épuisé toutes les ressources des concessions, sans avoir, pu apaiser d'inexorables exigences, que nous avons recouru à l'emploi suprême des armes. La société menacée doit obtenir de nous un dernier et solennel effort pour repousser la mort qu'on lui apporte ; mais elle ne périra pas. La société, c'est l'humanité, et les appétits farouches de l'individu ne prévaudront pas contre ses saintes lois ; vous triompherez pour elle, et votre triomphe sera l'expiation du passé, la paix du présent, et la garantie, pour votre fils, de la possession de l'époque d'or que l'oeil prophétique des sages a vue sommeillante dans les langes de l'avenir".
Les hommes de l'armée sans chef se dirent entre eux : "Frères, si notre principe n'a pu s'enraciner dans la terre, c'est qu'elle est encombrée des débris de la société qui s'écroule; que le souffle de la victoire balaye dans le néant ces obstacles odieux ! Quand nos glaives auront achevé l'oeuvre de Luther et de Voltaire, nos bouches proclameront le code éternel de l'indépendance individuelle; le mot égalité-absolue y sera inscrit à toutes les pages. Après avoir brisé lé joug de la force, nous n'accepterons pas celui de l'intelligence, pire que le premier, parce que, charmant les hommes, il les corrompt et les avilit. Le génie, le talent sont des pouvoirs, et nous faisons la guerre à tous les pouvoirs, à toutes les supériorités ; la nature, en créant les hommes inégaux en forces amorales, a commis le même crime que la société qui les a organisés inégaux en droits et en biens ; les hommes régénérés ne pèseront désormais que comme des unités pareilles dans la balance de la nouvelle justice".
À ces mots, les deux armées s'élancent et se heurtent, la plaine de Sain-Fond tremble et mugit, sous leur choc affreux, dont les échos du Rhône portent au loin l'épouvantable bruit.
Lyon, qui jusqu'alors était resté silencieux, commence à s'agiter, et les clameurs de son peuple montant, sur le faîte de ses demeures, et les hurlements du tocsin dans ses clochers, répondent aux cris de la bataille. Une lampe luit, dans la chapelle de Fourvière, un vieux prêtre est prosterné au pied de son autel solitaire : peut-être que Dieu donnera la victoire à ceux pour qui son ministre prie...
Mais comment peindre le tableau terrible, que le combat déroula devant mes
regards ? la rage qui attaque et qui se défend, la haine qui succombe et qui triomphe, échangeant, des injures aussi blessantes que les glaives, les mourants qui se relèvent pour frapper un dernier coup, et la vapeur enivrante du carnage s'exhalant du sang qui ruisselle dans la plaine, et va rougir les ondes du fleuve.
L'armée du chef, épuisée par de longs efforts, commence à plier ; la défaite, qui jusqu'alors planait incertaine, va se fixer sur ses rangs. Le roi le voit, et se retirant à quelques pas de la mêlée, il dit : « Seigneur, il a fallu le sang d'un Dieu pour sauver la société spirituelle, que le sang d'un homme suffise pour sauver la société politique je me dévoue!...." Et, posant sa couronne sur la tête de son fils, il précipite son coursier dans les bataillons ennemis, où il tombe...
Aussitôt les siens, altérés de vengeance, recommencent le combat ; le trépas est au bout de leurs coups, et chacun d'eux croit sentir, battre dans son sein dix coeurs de braves ; leurs ennemis se défendent, avec fureur ; mais un pressentiment sinistre pressé, leurs âmes de fer, accessibles à la crainte pour la première fois...
Tout à-coup la voix d'un postillon m'éveilla ; il jetait, en passant, le salut du matin à une jeune laitière. Nous étions à la descente de Vienne, les premiers rayons du soleil semblaient chercher sur le fronton de la basilique sacrée la statue dorée de saint Maurice abattue par les ordres de ces Adrets.
Un vent frais et odorant venait à nous du rivage verdoyant du Rhône.
« Vous le voyez, la prédiction... — Ah ! mon ami, lui dis-je, votre esprit a été étrangement troublé par les, lottes que la société vient de soutenir ; elles sont, le retentissement inévitable et passager de ces tremblements, du, sol politique ; elles l'ébranlent sans y creuser, des abîmes. Les destinées de la société ne sont pas dans la main des événements humains : Dieu, qui lui a donné la vie, peut seul la lui retirer. L'éclipse obscurcit un instant le soleil, mais ne l'éteint pas. Tous les éléments vont de nouveau s'unir et se mêler par l'irrésistible puissance de leur affinité...
Bientôt le principe social et le principe de l'individualisme, que votre imagination a vus aux prises dans ce lieu, s’étreindront, coeur contre coeur, dans un long embrassement, comme deux frères après une cruelle dissension.
"Enfant, s'écria-t-il, en me pressant la main, vous ignorez qu'il faut que tout succombe pour que tout existe, que la destruction n'est qu'une forme de la vie, et que le monde ressemble à une arène où toutes les idées périssent de mort violente".
Il marcha silencieux et pensif jusqu'au cimetière de la Madeleine ; là, se précipitant vers, sa belle porte, il en saisit les barreaux, et se mit à regarder ces champs de la mort avec l'envieuse avidité d'un prisonnier ; qui contemple, à travers ; les grilles de son cachot, la terre de la liberté. "Mon Dieu, dis-je en moi-même, prenez pitié de cette pauvre âme, apaisez son agitation, chassez les fantômes qui l'entraînent vers la tombe, que cette goutte amère se purifie dans le sein de votre miséricorde; son mal est, dans ce moment, le mal de beaucoup d'autres, un peu le mal de tous !"
Mais ma prière ne fut point exaucée ; Dieu avait jugé qu'il avait assez souffert »..